Platon sur le relativement beau et la Beauté absolue

"Maison d'Orphée", site archéologique de "Volubilis",
à 3 km de Moulay Idriss, Maroc.

      Celui qu’on aura guidé jusqu’ici sur le chemin de l’amour, après avoir contemplé les belles choses dans une gradation régulière, arrivant au terme suprême, verra soudain une Beauté d’une nature merveilleuse, Celle-là même, Socrate, qui était le but de tous ses travaux antérieurs, Beauté éternelle, qui ne connaît ni la naissance ni la mort, qui ne souffre ni accroissement ni diminution, Beauté qui n’est point belle par un côté, laide par un autre, belle en un temps, laide en un autre, belle sous un rapport, laide sous un autre, belle en tel lieu, laide en tel autre, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là ; Beauté qui ne se présentera pas à ses yeux comme un visage, ni comme des mains, ni comme une forme corporelle, ni comme un raisonnement, ni comme une science, ni comme une chose qui existe en autrui, par exemple dans un animal, dans la terre, dans le ciel ou dans telle autre chose ; Beauté qui, au contraire, existe en Elle-même et par Elle-même, simple et éternelle, de laquelle participent toutes les autres belles choses, de telle manière que leur naissance ou leur mort ne Lui apporte ni augmentation, ni amoindrissement, ni altération d’aucune sorte. Quand on s’est élevé des choses sensibles par un amour bien entendu des jeunes gens jusqu’à cette Beauté et qu’on commence à L’apercevoir, on est bien prêt de toucher au but ; car la vraie voie de l’amour, qu’on s’y engage de soi-même ou qu’on s’y laisse conduire, c’est de partir des beautés sensibles et de monter sans cesse vers cette Beauté surnaturelle en passant comme par échelons d’un beau corps à deux, de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des belles actions aux belles sciences, pour aboutir des sciences à cette science qui n’est autre chose que la science de la Beauté absolue et pour connaître enfin le Beau tel qu’Il est en soi.
      Si la vie vaut jamais la peine d’être vécue, cher Socrate, dit l’étrangère de Mantinée, c’est à ce moment où l’homme contemple la Beauté en soi. Si tu la vois jamais, que te sembleront auprès d’Elle l’or, la parure, les beaux enfants et les jeunes gens dont la vue te trouble aujourd’hui, toi et bien d’autres, à ce point que, pour voir vos bien-aimés et vivre avec eux sans les quitter, si c’était possible, vous consentiriez à vous priver de boire et de manger, sans autre désir que de les regarder et de rester à leurs côtés. Songe donc, ajouta-t-elle, quel bonheur ce serait pour un homme s’il pouvait voir le Beau Lui-même, simple, pur, sans mélange, et contempler, au lieu d’une beauté chargée de chairs, de couleurs et de cent autres superfluités périssables, la Beauté divine Elle-même sous sa forme unique. Penses-tu que ce soit une vie banale que celle d’un homme qui, élevant ses regards là-haut, contemple la Beauté avec l’organe approprié et vit dans Son commerce ? Ne crois-tu pas, ajouta-t-elle, qu’en voyant ainsi le Beau avec l’organe par lequel Il est visible, il sera le seul qui puisse engendrer, non des fantômes de vertu, puisqu’il ne s’attache pas à un fantôme, mais des vertus véritables, puisqu’il saisit la Vérité ? Or c’est à celui qui enfante et nourrit la vertu véritable qu’il appartient d’être chéri des dieux et, si jamais homme devient immortel, de le devenir lui aussi.

– Le Banquet, 210e-212a.

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     – Cependant, reprit Socrate, je ne dis rien de nouveau, je ne dis que ce que j'ai dit en mille occasions, et ce que je viens de répéter précédemment. Pour t'apprendre la méthode dont je me suis servi pour m'élever à la connaissance des causes, je reviens à ce que j'ai déjà tant rebattu, et je commence par établir qu'il y a quelque chose de Bon, de Beau, de Grand, par soi-même. Si tu m'accordes ce principe, j'espère arriver à te conduire par là à la cause de l'immortalité de l'âme.
      Ne t'arrête donc pas, dit Cébès, et achève comme si je te l'avais accordé depuis longtemps.
      Prends bien garde à ce qui va suivre, continua Socrate, et vois si tu peux en tomber d'accord avec moi. Il me semble que s'il y a quelque chose de beau en ce monde, outre le Beau en soi, tout ce qui est beau ne peut être que parce qu'il participe au Beau absolu, et ainsi de tout le reste. M'accordes-tu cet ordre de causes?
      Oui, je l'accorde.
     Alors, continua Socrate, je ne comprends plus, et je ne saurais concevoir toutes ces autres causes si savantes que l'on nous donne. Mais si quelqu'un vient me dire ce qui fait qu'une chose est belle, ou la vivacité des couleurs ou ses formes et d'autres choses semblables, je laisse là toutes ces raisons, qui ne font que me troubler, et je m'assure moi-même sans façon et sans art et peut-être trop simplement, que rien ne la rend belle que la présence ou la communication de la Beauté Première, de quelque manière que cette communication se fasse ; car là-dessus je n'affirme rien, sinon que toutes les belles choses sont belles par la présence de la Beauté. C'est à mon avis la réponse la plus sûre, pour moi comme pour tout autre, et tant que je m'en tiendrai là, j'espère bien certainement ne me jamais tromper, et pouvoir répondre en toute sûreté, moi et tout autre que moi, que c'est par le reflet de la Beauté primitive que les belles choses sont belles. Ne penses-tu pas comme moi?

– Le Phédon, 100b-100e.

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     – C'est en ce sens que je distingue d'une part ceux qui aiment les spectacles, les arts, et sont des hommes pratiques, et d'autre part ceux dont il s'agit dans notre discours, les seuls qu'on puisse à bon droit appeler philosophes.
     – En quel sens ? demanda-t-il.
      Les premiers, répondis-je, dont la curiosité est toute dans les yeux et dans les oreilles, aiment les belles voix, les belles couleurs, les belles figures et tous les ouvrages où il entre quelque chose de semblable, mais leur intelligence est incapable de voir et d'aimer la nature du Beau lui-même.
      Oui, il en est ainsi.
     – Mais ceux qui sont capables de s'élever jusqu'au Beau lui-même, et de Le voir dans Son essence, ne sont-ils pas rares ?
     – Très rares.
     – Celui donc qui connaît les belles choses, mais ne connaît pas la Beauté elle-même et ne pourrait pas suivre le guide qui le voudrait mener à cette connaissance, te semble-t-il vivre en rêve ou éveillé ? Examine : rêver n'est-ce pas qu'on dorme ou qu'on veille prendre la ressemblance d'une chose non pour une ressemblance, mais pour la chose elle-même ?
     – Assurément, c'est là rêver.
      Mais celui qui croit, au contraire, que le Beau existe en soi, qui peut Le contempler dans Son essence et dans les objets qui y participent, qui ne prend jamais les choses belles pour le Beau, ni le Beau pour les choses belles, celui-là te semble-t-il vivre éveillé ou en rêve?
      Éveillé, certes.
     – Donc, ne dirions-nous pas avec raison que sa pensée est connaissance, puisqu'il connaît, tandis que celle de l'autre est opinion, puisque cet autre juge sur des apparences?
     – Sans doute.
     – Mais si ce dernier, qui, selon nous, juge sur des apparences et ne connaît pas, s'emporte et conteste la vérité de notre assertion, n'aurons-nous rien à lui dire pour le calmer et le convaincre doucement, tout en lui cachant qu'il est malade?
     – Il le faut pourtant.

– La République, 476b-476e.